Le déclin silencieux du Ritacuba Blanco, témoin du changement climatique dans les Andes colombiennes
Le froid est mordant ce matin-là alors que nous quittons le petit village d'El Cocuy aux aurores. Emmitouflé dans nos parkas, un bonnet sur la tête et nos lampes frontales allumées, je suis loin d'imaginer que quelques heures plus tard, nous suerons à grosses gouttes sous un soleil de plomb à plus de 4500 mètres d'altitude. J’ai rencontré mon guide Ivan la veille, dans ce village montagnard situé dans la cordillère orientale des Andes Colombiennes, proche de la frontière avec le Venezuela et à 400 kilomètres au nord de Bogotá.
Le parc national de la Sierra Nevada del Cocuy-Güicán, où se trouve le glacier Ritacuba Blanco, a connu plusieurs fermetures au cours de la dernière décennie en raison de tensions entre les indigènes U’wa et les fermiers locaux. Depuis sa réouverture en 2018, seuls trois itinéraires de randonnée sont accessibles, et chaque visiteur doit être accompagné par un guide local. J’espère y observer l’écosystème unique du páramo et ces glaciers tropicaux en sursis. L’urgence climatique y est palpable, d'autant que la Colombie subit un épisode El Niño exceptionnel en ce début 2024, avec des températures records et un rationnement de l’eau à Bogotá.
Après trois heures de piste chaotique, nous atteignons le point de départ de la randonnée, à 4000 mètres d'altitude. Notre trek débute par une longue marche d'approche à travers le páramo, l'écosystème andin d'altitude où prospèrent les frailejones, aussi surnommées "grands moines". Ivan m'explique leur rôle vital dans le cycle de l'eau andin : "Ces plantes agissent comme des châteaux d'eau naturels. Leurs feuilles captent l'humidité de l'air et la restituent lentement au sol, irriguant l'ensemble de l’écosystème. Sans elles, les villes en aval pourraient connaître de graves pénuries d’eau."
Le trek de 10 km est éprouvant et nous progressons lentement, tant par la montée constante et la haute altitude que par la conscience de cette disparition irrémédiable. Les effets du changement climatique deviennent de plus en plus visibles et devant nous s'étend un paysage de roche nue, désert minéral jadis sculpté par les glaces. Nous croisons un panneau indiquant "limite du glacier en 2000, 4800 m", témoignant de son recul rapide. Sur les 14 glaciers tropicaux que comptait la Colombie au début du XXe siècle, il n’en reste plus que six. Depuis 1955, le Ritacuba Blanco a perdu 66% de sa surface, passant de 39,3 km² à seulement 13,2 km². Les projections indiquent qu'il pourrait disparaître entièrement d’ici quelques décennies.
Mais au-delà de l’aspect visuel du retrait glaciaire, la question de son impact hydrologique est plus nuancée qu’il n’y paraît. On pourrait croire que la fonte des glaciers joue un rôle central dans l’alimentation des rivières de la région, mais des études récentes suggèrent une autre réalité. Dans un article publié en 2021, le chercheur Juan Ignacio Lopez-Moreno explique que les précipitations sont en réalité le facteur dominant dans l’hydrologie locale. Les données collectées par ce glaciologues et ses collègues montrent ainsi que les variations du débit des rivières sont principalement corrélées aux précipitations, bien plus qu'à la fonte des glaciers. Cependant, la relation entre cette fonte et les ressources en eau demeure complexe. En effet, au-dessus de 4950-5000 mètres, les chercheurs ont observé des bilans de masse positifs sur certaines années, ce qui montre que la dynamique glaciaire est influencée par des facteurs climatiques locaux bien précis. Dans leur étude, ils concluent que même si la fonte des glaciers n’est pas le principal moteur hydrologique, leur disparition pourrait affecter la disponibilité et la qualité de l’eau en modifiant les dynamiques écologiques des cours d’eau et du páramo. Affaire à suivre donc, mais ces résultats soulignent la nécessité d’approfondir les recherches pour mieux comprendre les conséquences à long terme du retrait glaciaire sur les écosystèmes de haute montagne.
Nous approchons maintenant du sommet situé à 5380 mètres d’altitude. Le panorama est époustouflant mais précaire et je réalise que d'ici quelques années on pourra sûrement atteindre la cime sans rencontrer le moindre glaçon. Ce n'est pas seulement la fonte du glacier qui inquiète, mais aussi l’effacement d'un patrimoine culturel. Les U'wa considèrent ces montagnes comme sacrées et Ivan me raconte la légende de la "Chaire du Diable", un rocher que les habitants évitaient par crainte d'y entendre le diable hurler durant la Semaine Sainte. Ces mythes, enracinés dans la toponymie locale, risquent eux aussi de s’éteindre avec la disparition des glaciers.
Alors que nous redescendons, je réalise que le Ritacuba Blanco est bien plus qu’un simple glacier en sursis. Il est un témoin du changement climatique, un marqueur de transformations écologiques profondes et un symbole des liens étroits entre l’homme et son environnement. Sa disparition imminente ne concerne pas uniquement les scientifiques ou les alpinistes, mais aussi les communautés locales et, plus largement, l’équilibre du climat de toute la région.

Point de départ de la randonnée vers le glacier Ritacuba Blanco

Le paramo de la cordillière El Cocuy est une zone de montagne internédiaire située entre 3500 et 4500m d’altitude et dans lequel poussent les fralejones

Crête sur le chemin vers le glacier Ritacuba Blanco

Plateau rocheux à 4800 m d'altitude sur le chemin vers le Pulpito del Diablo

Plateau du Pulpito del Diablo à 4800 m d'altitude. Au loin, vue sur le glacier Ritacuba Blanco.

Pulpito de Diablo ou « chair du diable » à plus de 5000m d’altitude dans la cordillière d’El Cocuy

Cette espèce de fralejone est la seule plante présente à très haute altitude (ici au-dessus de 4500m). La plante est blanche pour mieux résister aux rayonnements UV

Mon guide Ivan marche devant moi le long du mur de glace qui correspond au point le plus bas du glacier, à 5000m d’altitude. La zone ou nous marchons était recouverte par plusieurs mètres de glace l’année précédente.

Au pied du glacier Ritacuba Blanco. L’épaisseur de la glace est inférieure à 2m et des zones entières de roches sont visibles alors qu’elle était de 6m en 2023

A l’intérieur d’une crevasse en formation dans le glacier du Ritacuba Blanco.

Nous progressons à l’intérieur d’une crevasse qui est en train de couper le glacier sur plusieurs dizaines de mètres par endroit. L’eau coule à nos pieds.

Torrent d’eau en formation en haut du mur de glace

Vue du sommet du Ritacuba Blanco à l’arrière plan et du glacier au premier plan.

Roches polies par la glace il y a plusieurs dizaines d’années. A ses pieds le torrent de glace fondue provenant du glacier qui se trouve plusieurs centaines de mètres plus haut

Glacier du Pulpito del Diablo visible depuis la laguna grande de la sierra (4400m)
